Ses toiles, dont les titres renforcent encore, s’il le fallait, la poésie bucolique toute virgilienne qui les caractérise (Pastorale, Clair de lune, Hommage à Théocrite, Églogue, Le Vacher … autrement dit « les bêtes, les arbres, le vent et le soleil, ce qu’aima tant le petit frère d’Assise, tout cela a pris pour moi un sens nouveau, son sens véritable. […] Il fallait seulement satisfaire à un désir de confession. Et le seul intérêt d’une confession c’est d’être totale et sans pudeur » [préface, op. cit.]), renouent avec un archaïsme qui déconcerte le public. Une nouvelle thématique fait intervenir des images rupestres, des évocations de topoï primitifs, de figures schématiques, résurgences d’une tradition romane, d’un art ancestral indissociable de cette terre de langue d’oc (Saint François d’Assise, Cathédrale aux deux anges). Il ne s’agit rien de moins que de sublimer la matière et les couleurs dont l’enchantement visuel interpelle chacun. « Couché au fond de l’herbe, dans la lumière verte qui pleuvait, les bois profonds, les prairies, la mare luisante et les bêtes au pelage clair, tout cela n’existait plus. Il n’y avait sous mes paupières qu’une masse irisée, où la couleur et la lumière se pénétraient et s’engendraient. Et toute une poésie ignorée surgissait. Quelque chose qui réduisait à néant mes expériences passées » (op. cit.). Cette humilité, devant ce qui lui semble être un constat incontournable, va de pair avec une lucidité, une intelligence et une connaissance de la peinture qui ne lui font rien ignorer des courants multiples d’où est issue la peinture moderne. À commencer par le cubisme dont il mesure les limites historiquement et auquel il renonce très vite. Ce savoir pictural se vérifie dans ses multiples écrits sur les problèmes esthétiques qu’il publie dans la revue L’Esprit nouveau (1920-1921, notes sur Seurat, Ingres, Corot). Bissière, habité par le scepticisme, et pour qui l’acte de peindre se suffit à lui-même, répugne à exposer. Quant à son activité pédagogique à l’Académie Ranson où il enseigne de 1923 à 1937, il s’en est expliqué. « Je ne crois ni à l’éducation, ni à l’expérience, mais seulement à l’instinct le plus primitif venu du fond des âges. La seule chose qu’il faudrait transmettre à d’autres, c’est justement ce qui est intransmissible, et qui réside au plus profond de l’homme et que nul autre que lui ne peut capter », postulat qui vaut pour sa peinture dont il dit : « Je me berce d’histoires improbables et je mets des couleurs dessus. » Et cependant, quelle pépinière que son atelier de la rue Joseph Bara d’où sont sortis les grands noms qui incarnent aujourd’hui, comme lui, l’école française : Gruber, Manessier, Bertholle, Le Moal, Garbell, Vera Pagava… et qui, au dire du maître, ne furent jamais des élèves, mais des amis qui le retrouvaient pour travailler à ses côtés : « Ils m’ont donné autant que je leur ai donné » (R. V. Gindertaël, Cahiers d’art, 1953, 1).
1947, de retour à Paris, Bissière réapparaît donc sur la scène artistique avec ses œuvres récentes chez Drouin – cette manifestation ayant été précédée par l’« Hommage à Bissière » organisé au sein du premier Salon de mai en 1945, où il expose encore en 1958 – mais reste fidèle à sa retraite de Boissièrette où il vit et travaille. Hérité du patrimoine maternel, il s’est consacré à restaurer et à rendre habitable cet ancien presbytère en ruines ; il le décore, fabrique et peint des meubles. De 1940 à 1944, n’ayant pratiquement pas touché un pinceau, il se consacre à toutes sortes de travaux manuels : édification d’un oratoire qu’il peint alla fresca, réalisation de sculptures à partir de matériaux de rebut (os, bois, fer) qu’il assemble (comme le Christ, vers 1942). Son goût pour la récupération, stimulateur de l’imagination et de la création, se retrouve dans les tapisseries exposées précisément en 1947. « Je n’avais ni toile ni huile, alors j’ai fabriqué mes tableaux avec des chiffons, des bouts de couleur. » Avec sa femme, Mousse, il confectionne des tentures avec des morceaux d’étoffes usagées, des bouts de broderies, de tricots, comme Le Soleil (Musée national d’art moderne), Chartres, tapisserie aujourd’hui conservée au musée d’Unterlinden à Colmar, qui abrite le retable d’Issenheim de Grünewald, tant admiré par Bissière qui le vit en 1956 et dont il possédait la reproduction dans son atelier où elle se trouve toujours. Le destin les a réunis. « Des tableaux comme les autres, faits d’étoffes juxtaposées, déchiquetées, entrecroisées, en juxtaposant ces bouts de tissus de couleurs, j’ai beaucoup appris » (Bissière, préface, op. cit.). Il s’est « rendu compte combien la superposition d’un ton pur sur un autre ton transforme l’ensemble » (in G. Boudaille, Cimaise, 1961).
Pendant ces années d’isolement et de pénurie, il prend conscience des moyens véritablement picturaux. Son fils Louttre travaille à ses côtés dans le même atelier. Un événement personnel vient alors bouleverser son œuvre. Atteint d’un glaucome, il perd la vue, mais il repousse l’idée d’une intervention. Plusieurs années d’incertitude pendant lesquelles il travaille, mais peu. Il peint à l’œuf. Son expérience de la tapisserie lui fait employer des couleurs vives — ses recherches sur la couleur datant de 1944 —, les blancs s’irradient, le schéma linéaire se fait plus imprécis. En 1950, il se décide, l’opération est un succès.
Il passe sa convalescence chez un médecin ami, sur l’île de Ré, où il peint à l’œuf une série de petits formats sur des supports divers : papiers usagés, planches, toiles anciennes. Images sans titre (1950-1951), ensemble de petits tableaux qu’il présente lors de sa première exposition en 1951 à la galerie Jeanne Bucher où il va désormais exposer, sont un chant de reconnaissance, un hymne à la vie éclatant de lumière. Si les signes, les empreintes rappellent les vastes étendues de plage balayées par le vent et rayonnantes de soleil, avec la jetée pavoisée se profilant au loin, Bissière s’éloigne de la représentation pour mieux suggérer. Depuis 1947, les contours s’estompent, libérant les taches de couleurs, inattendues, des bleus, des jaunes, des verts, des rouges, des ocres et rarement plus de deux ou trois à la fois. Préparées directement sur sa palette, les poudres colorées gardent une vibration lumineuse chromatique surprenante en dépit de leur matité. Bissière possède un sens des valeurs qui, tout en lui permettant de créer l’espace, installe le plan du tableau. Le dessin forme un quadrillage à base de carrés, de rectangles, de cercles abritant une silhouette hiératique, naïve, hiéroglyphe emblématique. Cet effacement du sujet a laissé croire à l’adhésion de Bissière à l’abstraction. Il n’en est rien et il s’en est lui-même expliqué : « Je n’ai cessé de répéter que si j’étais non figuratif, je me refusais absolument à être abstrait. Pour moi un tableau n’est valable que s’il a une valeur humaine, s’il suggère quelque chose et s’il reflète le monde dans lequel je vis, le paysage qui m’entoure, le ciel sous lequel j’évolue, la lumière du soir ou du matin. Tout cela, je ne cherche pas à l’imiter, mais inconsciemment je le transpose et le rétablis dans ce que je fais. […] J’essaie de recréer un monde à moi, fait de mes souvenirs, de mes émotions, où demeurent l’odeur des forêts qui m’entourent, la couleur du ciel, la lumière du soleil et aussi l’amour que j’ai de tout ce qui vit, des plantes, des bêtes et même des hommes et de leur condition misérable » (lettre publiée par Georges Boudaille in Lettres françaises, 6-12 janvier 1966).
Tout l’art de Bissière est dans cette déclaration. L’exposition de 1951 est un succès. Nicolas de Staël admire les tableaux représentant les plages. Une solide amitié se noue avec Jean-François Jaeger, qui organise ses expositions suivantes à la galerie Jeanne Bucher. En 1952, nouvelle présentation d’une suite de peintures à l’œuf de grand format, parmi lesquelles Gris et rouge (au musée de Grenoble), Bleu (au musée d’Amsterdam), Jaune et gris (au Musée national d’art moderne), La Croix du Sud (musée de La Haye). Le public est enthousiaste. Peinture de l’instinct et de l’intériorité.
En décembre de cette année, il reçoit le grand prix national des Arts. Il réalise des lithographies et quelques monotypes. En 1953, il peint sur des formats allongés, souvent verticaux. Dès 1954, il abandonne la tempera et revient à la peinture à l’huile, redécouvrant le clair-obscur, les transparences. Le réseau de lignes devient semblable aux mailles d’un filet : Composition gris (musée de Bergen). Les références culturelles sont abandonnées et seule la poésie triomphe.